Résidence alternée : Éric Dupond-Moretti estime qu'il n'y a pas matière à légiférer
Le 3 juin 2021, la sénatrice Hélène Conway-Mouret a interrogé le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, sur la recherche lorsque cela est possible d’un temps parental partagé (résidence alternée). Suite à la réponse du ministre, nous avons jugé pertinent d’apporter notre point de vue et des précisions sur les arguments et chiffres annoncés. On vous détaille tout dans cet article.
Nous précisons qu’Adrien Taquet, secrétaire d’État chargé de la protection de l’enfance, était présent lors de cette séance.
Consulter le compte rendu de la séance sur le site du Sénat
Notre réponse à Éric Dupond-Moretti
Monsieur le Garde des Sceaux, par le biais de Monsieur Julien Denormandie, ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, vous avez éclairci la position du gouvernement sur une potentielle évolution du code civile concernant la Résidence Alternée. Nous tenons donc à donner des précisions et des contre-arguments aux propos qui vous sont rapportés. A savoir : « Il n’est pas nécessaire de légiférer ».
12% de résidence alternée en France
Madame la sénatrice Hélène Conway-Mouret, qui défend une proposition de loi en cours pour plus de justice familiale (texte N°628), vous interpelle sur le fait que seulement 12% des enfants de parents séparés en France vivent en résidence alternée (source étude INSEE). Pour reprendre ses mots : « C’est l’un des chiffres les plus faibles en Europe. Comment expliquer cette situation ? »
Propos du gouvernement : « le taux de 12% d’enfants en alternance évoqué s’applique à l’ensemble des situations de séparation. Quelles soient judiciaires ou non. De nombreux parents séparés organisent la vie de leur(s) enfant(s) sans recourir aux juges. Dans le cadre judiciaire, dans 80 % des situations, les parents s’accordent. Ils ne choisissent la résidence alternée que dans 19% des cas. En cas de désaccord, le juge applique les critères fixés par l’article 373-2-11 du code civil, tel que la pratique antérieure des parents, les sentiments exprimés par l’enfant, l’aptitude de chacun des parents à assumer ses devoirs et respecter les droits de l’autre. »
Notre réponse : Monsieur le ministre, dans un premier temps nous tenons à vous informer que le très sérieux site Village de la Justice a publié un article dans lequel il s’interroge sur les méthodes de classement des dossiers familiaux par le ministère de la Justice pour élaborer ses statistiques et trouver des taux si élevés de parents satisfaits suite aux décisions prises par les juges.
Nous ne souhaitons pas polémiquer sur les chiffres officiels du gouvernement et nous allons donc seulement nous baser sur ceux-ci. Votre rapport détaillé le plus récent (2013) sur la résidence des enfants de parents séparés confirme les propos tenus en réponse à Mme la sénatrice : les situations de désaccord sur la résidence d’un ou plusieurs enfants concernent 10% des cas.
Selon les dernières statistiques officielles (2019) des affaires familiales, 97 138 décisions concernant la résidence des enfants ont été prises sur l’année analysée (dossiers acceptés). Ce chiffre est en légère augmentation mais reste assez constant sur les 5 dernières années. En utilisant votre taux concernant les désaccord, nous pouvons donc affirmé que ces situations concernent environ 10 000 familles par an.
Donc, selon vos chiffres officiels :
10 000 familles sont concernées chaque année par des cas de désaccord sur la résidence
Soit environ 14 000 enfants et 20 000 parents
Sur les 5 dernières années : 70 000 enfants et 100 000 parents
En moyenne 40 dossiers de désaccord sur la résidence d’enfant(s) sont traités chaque jour par les JAF (jours ouvrés)
Ces chiffres s’additionnent chaque année depuis bientôt 20 ans
(entrée du principe de résidence alternée dans le code civil en 2002)
Le rapport du ministère précise que dans 48% des cas de désaccord, au moins l’un des deux parents demande la résidence alternée. Et que dans au moins 50% des cas, le juge refuse la mise en place d’une résidence alternée au motif de l’âge de l’enfant ou d’un conflit parental. Pourtant, les études scientifiques internationales démontrent que ces deux critères ne sont pas opposés au bien-être des enfants.
D’autre part, nous tenons à vous alerter sur le motif de refus de mise en place d’une résidence alternée pour cause de conflit parental. Lorsque deux parents ne sont pas d’accord sur l’organisation de la résidence de leur(s) enfant(s), cela génère forcément un conflit. Malheureusement, dans ces situations, les parents ne semblent pas tous égaux face à la justice. Voici les derniers chiffres officiels, communiqués par votre ministère, sur les décisions des juges en cas de désaccord :
Dans 63% des situations une résidence chez la mère
Dans 24% des situations une résidence chez le père
Dans 12% des situations une résidence alternée
D’autre part, des jurisprudences récentes affirment que la résidence alternée permet d’atténuer les conflits dans l’intérêt des enfants.
A vos yeux tous ces chiffres ne sont pas suffisants pour légiférer ?
Même si les situations de désaccord ne concernent pas la majorité des cas, les chiffres évoqués ci-dessus sont loin d’être négligeables. Chaque année, la justice impose à des milliers d’enfants de voir l’un de leurs deux parents seulement 4 ou 6 jours par mois. Alors que pourtant, les deux parents expriment clairement leur volonté de s’impliquer dans l’éducation, le développement et le quotidien de leur(s) enfants.
Pourquoi un tel écart comparé aux autres pays d’Europe ?
Propos du gouvernement : « le recours à la résidence alternée, qui a augmenté de 15% sur les quatre dernières années, évolue avec la société ».
Notre réponse : si ce chiffre de 12% de résidence alternée en France, pour 4 millions d’enfants de parents séparés, est normal, qu’il évolue convenablement avec la société, pour citer vos propos. Comment expliquez-vous que de nombreux pays d’Europe, souvent cités en exemple pour l’éducation et le bien-être des enfants, ont un taux de résidence alternée 2, 3 ou même 4 fois plus élevé ? (Source)
Suède : 48%, Pays-bas : 37%, Norvège : 30%, Belgique : 26%… France : 12%
Notre pays fait parti des plus faibles taux de résidence alternée d’Europe, les études internationales démontrent que c’est ce qu’il y a de plus bénéfique pour les enfants et vous trouver que tout va bien ? « Il n’y a pas matière à légiférer ».
Vous pensez sincèrement que si ce taux est aussi faible dans notre pays c’est parce que les parents français décident volontairement de voir leur(s) enfant(s) moins de temps que les parents des pays voisins ? Ce raisonnement n’est pas cohérent. Il y a un réel problème.
L’égalité parentale prend de l’ampleur aux États-Unis
Aux États-Unis, les législatures de plus de 20 États envisagent des projets de loi qui encourageraient la parentalité partagée ou en feraient une présomption légale, même lorsque les parents ne sont pas d’accord. (Source Washington Post)
Les bénéfices de la résidence alternée pour la scolarité
Les services statistiques du ministère de l’Éducation Nationale ont conduit une étude à partir d’un échantillon de 35 000 enfants.
Les résultats de cette étude ont démontré que les enfants des foyers monoparentaux redoublent plus fréquemment à l’école élémentaire : le quart d’entre eux (25%) a redoublé au moins une fois contre seulement 14 % des écoliers vivant avec leurs deux parents et moins de 10% pour les enfants qui sont en résidence alternée chez leurs deux parents. Par ailleurs, pour le secondaire, 15% des élèves vivant en famille monoparentale redoublent contre seulement 9% en résidence alternée. (Source Ministère de l’Education Nationale)
Les études de l’Etat démontrent que la résidence alternée est l’organisation la plus bénéfique pour la scolarité et donc l’avenir de nos enfants.
Pourtant, le taux de 12% en France, l’un des plus faibles d’Europe, ne vous alerte pas.
Il y a 4 millions d’enfants de parents séparés dans notre pays et vous ne trouvez pas urgent de légiférer pour encourager cette pratique. Le gouvernement pourrait par exemple organiser un débat national pour sensibiliser les familles à ce sujet.
Le cas spécifique des jeunes enfants
Comme nous pouvons le constater dans vos chiffres officiels, une grande partie des refus de mise en place d’une résidence alternée est justifiée par l’âge de l’enfant. Les juges se basent notamment sur ce qui est scientifiquement appelé « le lien d’attachement ».
En janvier 2021, une analyse de consensus cosigné par 70 spécialistes de l’attachement des jeunes enfants a été publiée. Celle-ci traite de l’utilisation des connaissances issues de cette théorie et des résultats des recherches qui en sont issues dans le cadre des décisions de justice relatives à la protection de l’enfance et au mode de résidence dans les situations de séparation parentale.
Voici un extrait de la conclusion des spécialistes :
- Les enfants développent plusieurs relations d’attachement et que cette diversité constitue une véritable chance pour eux.
- Le rôle bénéfique, pour l’enfant, du développement et du maintien d’un véritable « réseau » constitué de plusieurs relations d’attachement.
- Accorder la priorité à l’un des parents pourrait compromettre le développement et le maintien des autres relations d’attachement de l’enfant. Dans ce cas, son sentiment de confiance à l’égard des personnes qui prennent soin de lui serait susceptible d’être altéré, impactant durablement sa capacité à s’adapter dans ses différents contextes de vie, comme à la crèche ou à l’école par exemple.
Dans une méta-analyse des études existantes des quarante dernières années, Richard Warshak (Chercheur et professeur en psychologie à l’Université Southwestern Medical Center du Texas) établit un consensus validé par 110 experts spécialistes des sciences sociales. Selon son analyse, la résidence alternée devrait être la norme pour les enfants de tout âge, y compris pour les bébés et les enfnats de moins de 6 ans. Une méta-analyse est le type d’étude scientifique le plus puissant en termes de preuves scientifiques. (Source)
Dans une autre étude scientifique portant sur 3 662 enfants âgés de 2 à 9 ans, Malin Bergström (Chercheuse et clinicienne en psychologie à l’institut Karolinska à Stockholm) conclue que les enfants en résidence alternée souffrent de moins de problèmes psychologiques.
« Les enfants en résidence alternée souffrent de moins de problèmes psychologiques que ceux en garde exclusives. Les résultats de l’étude montre que les enfants d’âge préscolaire et les très jeunes enfants (…) en garde alternée ont obtenu des résultats aussi bons, voire meilleurs, que ceux vivant avec un seul parent » (Source)
La position de l’UNAF (Union Nationale des Associations Familiales)
L’Union Nationale des Associations Familiales est le porte-parole officiel des familles auprès des pouvoirs publics. Elle représente et soutient les 18 millions de familles et défend leurs intérêts. Pluraliste, elle regroupe 70 mouvements familiaux et 6 500 associations.
En 2017, l’UNAF a publié un communiqué de presse dans lequel elle apporte officiellement son soutien à la proposition de loi du député Philippe Latombe en faveur de la résidence alternée comme principe de base.
« Cette proposition de loi place l’intérêt de l’enfant et l’organisation pratique de sa vie au cœur des enjeux, plutôt que d’imposer un modèle répartition particulière qui cristallise trop souvent l’opposition des parents. » (Source)
La résidence alternée comme principe de base. Il ne s’agit pas de l’imposer !
Propos du gouvernement : définir un cadre rigide comportant un seuil d’âge ou une distance géographique n’est pas opportun par rapport aux situations observées. Les situations familiales sont évidemment par nature complexes et le juge doit pouvoir apprécier au cas par cas l’intérêt de l’enfant. En pratique les juges motivent tout particulièrement ces décisions sensibles sans que la loi ait à imposer la chose.
Notre réponse : Il ne s’agit en aucun cas d’imposer un cadre rigide comme le mentionne Monsieur Dupond-Moretti. Les propositions de lois en cours, portées par la sénatrice Hélène Conway-Mouret (texte n°628) et par le député Grégory Labille (texte n°3852), envisage de faire évoluer le code civil pour faire de la résidence alternée un principe de base. Ces lois ne rendraient pas la résidence égalitaire systématique mais donneraient simplement l’obligation, aux magistrats, de considérer en priorité cette possibilité d’hébergement. Le juge pourrait bien entendu s’écarter de ce principe en cas de contre-indication et lorsqu’il estime que le bien-être de l’enfant en dépend.
L’’intérêt de l’enfant est bien mentionnée dans l’article 373-2-1 du code civil, mais ces notions restent trop vaguent et amènent parfois les juges des affaires familiales à devoir prendre des décisions en fonction de leurs convictions personnelles.
Cette loi existe depuis 2006 en Belgique, elle est entrée en vigueur il y a 15 ans… Politiquement, l’objectif de la loi est également d’établir une norme : l’État considère qu’un papa est aussi important qu’une maman dans le soin et l’éducation de ses enfants.
Pourquoi les propositions de lois s’enchainent depuis une décennie ?
Ces dernières années, les propositions de loi ayant pour objet de traiter le problème semblent échouer les unes après les autres (amendement du groupe RDSE voté par le Sénat le 16 septembre 2013, proposition n° 307 du 17 octobre 2017, proposition n° 3163 du 30 juin 2020).
Pourtant, le « besoin d’invention politique » (M. Grangeat, Résidence des enfants après séparation des parents : un besoin d’invention politique, Mediapart, 21 juin 2017) est d’autant plus prégnant qu’une intervention du législateur permettrait à l’institution judiciaire, si elle disposait d’une grille d’analyse homogène des situations qui lui sont soumises, ou de principes directeurs (par exemple si la résidence alternée était le principe auquel toute dérogation devrait être spécialement motivée), d’être protégée.
Monsieur le ministre, permettez-nous de vous dire que s’il n’y avait pas matière à légiférer, comme vous semblez le penser, les dizaines de députés et de sénateurs qui portent ces propositions de lois depuis une maintenant décennie ne perdraient pas leur temps sur ce sujet.
Finalement votre gouvernement a changé d’avis ?
En 2017, votre gouvernement était favorable à ce que la résidence alternée devienne le « principe général » en cas de séparation des parents. Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’égalité femmes-hommes, avait confirmé cette position dans la presse (Source) :
En 2014, Marlène Schiappa avait également été signataire d’une pétition de plus de 1 000 femmes en faveur de la résidence alternée.
Parmi les signataires : Sophie Auconie, députée européenne, Clémentine Autain, militante féministe, Geneviève Fraisse, philosophe, Barbara Pompili, députée, Elodie Cingal, psychologue, Anne-Joséphine Thoni, fondatrice de Temfor, Béatrice Ghelber avocate au barreau de Paris.
La Convention internationale des droits de l’enfant
Même si la majorité des parents se mettent d’accord lors des séparations et la plupart ne choisissent pas la résidence alternée comme organisation, un nombre non négligeable n’arrive pas à l’obtenir lorsqu’ils la demandent.
Pour rappel, selon les chiffres du ministère, en cas de désaccord le juge prononce :
- Dans 63% des situations une résidence chez la mère
- Dans 24% des situations une résidence chez le père
- Dans 12% des situations une résidence alternée
Cette pratique est contraire à la Convention relative aux droits de l’enfant par laquelle les États s’engagent à prendre « toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toutes formes de discrimination ou de sanction motivées par la situation juridique […] de ses parents ».
Nous tenons également à vous rappeler que la Charte européenne des droits fondamentaux édicte la possibilité qui doit être laissée aux enfants de poursuivre des relations avec leurs deux parents : « Tout enfant a le droit d’entretenir régulièrement des relations personnelles et des contacts directs avec ses deux parents, sauf si cela est contraire à son intérêt ».
Conclusion : la loi doit évoluer pour le bien-être des enfants
Monsieur le ministre, nous vous l’avons démontré par les chiffres et les arguments sourcés de cet article, la résidence alternée est le mode de garde le plus bénéfique pour les enfants en cas de séparation. Quels que soient l’âge ou le niveau de conflit entre les parents.
Le taux de 12% en France est clairement trop faible par rapport à de nombreux autres pays d’Europe et du monde. Dans certains cas, il seraient pourtant possible que les juges décident d’instaurer ce mode de résidence si une loi conseillait d’étudier cette organisation en priorité. Des milliers d’enfants, de parents et de grands-parents souffrent de ces situations.
Monsieur le ministre, la France, pays des droits de l’homme, est en retard sur ce sujet de société majeur. Il est urgent d’agir…
Auteur : Rémy MARTINEAU
Date de publication : 04/06/2021
Votre rapport public détaillé le plus récent date de 2013. Les statistiques annuelles publiées par le ministère de la Justice sont trop succinctes.